Sally MANN, Candy Cigarette, 1989
Cette photographie datée de 1989 est toujours aussi troublante. Le monde a changé mais pas, semble-t-il, notre conception de l’innocence.
Sally MANN née en 1951 – Photographe américaine
L’une des photographies les plus connues du XXe siècle, Candy Cigarette de Sally Mann reste troublante près de 30 ans après son premier accrochage dans le cadre de l’exposition Immediate Family à la Galerie Edwynn Houk à New York en 1992.
La fille de Sally Mann, Jessie, âgée d’une dizaine d’années est photographiée par sa mère. Elle tient à la main une cigarette bonbon et prend la pose avec une immobilité d’adulte qui contredit son âge tendre. Son expression oscille entre le défi et le manque de confiance inhérent à l’adolescence. Elle est juste pour un instant la version miniature d’une jeune femme blonde de 20 ans. Elle se moque d’être la cible de l’objectif d’abord puis du regard d’un spectateur qui va peut-être juger sa pratique imitée de la cigarette.
L’arrière-plan est flou. On voit des enfants en mouvement dans des postures… d’enfants… ce qui contraste avec la tranquillité bravache de Jessie.
Cette superposition renforce le côté troublant de cette image. Une barrière s’élève à cet instant. Le domaine de l’enfance passe matériellement et métaphoriquement au second plan. Un simple accessoire, la cigarette bonbon, a fait basculer la fillette du cocon acidulé de l’enfance à l’âpreté du monde des adultes.
Mais on pourrait se dire aussi que ce n’est qu’une petite fille qui pose avec ses frère et soeur, qu’ainsi on pourrait classer cette photo dans le registre des souvenirs d’enfance. Mais on se sent incapable d’une telle banalisation.
Pourtant depuis 1990, le monde a changé et cette image devrait être reçue avec indifférence mais il n’en est rien. Notre conception de l’innocence reste inaltérée.
Le travail sur les valeurs est très beau, la robe blanche immaculée de Jessie se détache sur les tons de gris profonds qui l’environnent.
Le complexité du passage à l’adolescence, entre innocence et tentation, est résumé dans cette photographie de Sally Mann.
Pour aller plus loin : 4 choses à savoir sur Sally MANN
1 Elle a vécu une relation intime et photographique avec ses enfants
Sally Mann est née et a grandi à Lexington dans un coin de campagne en Virginie rurale. Elle n’a jamais lutté contre l’influence de son père qui disait que l’art devait se faire entendre et être provocateur. Il était lui-même un photographe amateur. Sally Mann s’est donc considérée d’emblée comme une iconoclaste.
Elle a demandé en mariage un de ses camarades d’université, Larry. Ils se sont mariés en 1970, Sally avait dix-neuf ans. Après avoir terminé ses études de 1er cycle universitaire, le couple est retourné vivre dans la maison natale de Sally et a eu son premier enfant, Emmett, en 1979.
Elle a décrit elle-même son enfance comme ayant été très libre voir libertaire. Elle s’est efforcée d’élever ses enfants de la même façon. Sally Mann se souvient avec un peu d’ironie dans son livre autobiographique, « Hold Still », que sa propre mère avait du mal à lui faire porter des vêtements jusqu’à ce qu’elle soit en âge scolaire. De la même manière, ses propres enfants se sont souvent promenés nus, comme le montre la série Immediate Family. Sur les 65 photographies de la série, 13 sont des nus de ses enfants. Les critiques avait à l’époque fusé de toute part notamment chez les représentants de la droite religieuse américaine. Mais ces réactions avaient assuré la notoriété de Sally Mann.
Entre 1984 et 1994, Sally Mann a travaillé sur un corpus de photographies appelé Family Pictures. Elle a mis devant l’objectif ses trois enfants, Emmett, Jessie et Virginia alors tous âgés de moins de douze ans. Elle a fixé des moments ordinaires, les jeux, le sommeil, les repas. Elle a traité aussi des thèmes plus profonds tels la mort ou les perceptions culturelles de la sexualité et de la maternité.
Elle a fait poser sa famille devant sa toile de fond favorite, les paysages mystérieux et lyriques du sud des Etats-Unis. On pourrait presque résumer le travail de Sally Mann de cette période ainsi : des portraits d’enfants nus dans une nature non domestiquée…
Ses enfants ont été décrits comme des «collaborateurs» par Richard B. Woodward, dans le portrait qu’il a fait de la photographe en 1992 dans le New York Times Magazine. Avec eux, elle pouvait soit organiser minutieusement une prise de vue puis le hasard finalisait les choses, soit saisir à la volée un instant de vie familiale.
2) Elle a vécu également une relation intime et photographique avec son sud natal.
De la fin des années 1990 aux années 2000, Sally Mann a renforcé sa relation avec le sud des Etats-Unis, en prenant des photos en Alabama, au Mississippi et en Louisiane pour sa série Deep South (2005), et en s’attardant sur les champs de bataille de la guerre civile pour Last Measure (2000).
Son dernier grand projet, A Thousand Crossings, à partir de 2006 explore davantage l’identité culturelle complexe du sud des Etats-Unis, une région riche en traditions littéraires et artistiques mais troublée par l’histoire. Ce travail a été exposé dans de nombreux musées américains et à Paris au jeu de Paume.
3) Elle a utilisé une technique photographique du XIXème siècle afin rendre plastiquement les stigmates du sud profond.
Pour la série Deep South en 1998, Sally Mann a traversé le sud profond de la Louisiane. Elle a travaillé avec un appareil photo grand format et a utilisé le procédé au collodion humide, brièvement révolutionnaire au XIXe siècle.
Elle a dû installer une chambre noire de fortune à l’arrière de sa voiture, préparant ses négatifs et tirant ses photos au fur et à mesure.
La contrainte majeure du collodion humide est la suivante : il faut préparer son négatif juste avant de les introduire dans la chambre pour pas qu’il ne sèche puis faire le tirage immédiatement après la prise de vue.
Le procédé au collodion humide expliqué ici.
Cette technique génère des imperfections : stries, rayures, taches et piqûres sur le positif. Les images de cette série (voir ci-dessous) montrent des endroits paisibles, des routes désertes, des berges tranquilles qui ont été témoin à fois de la vie ordinaire et de la violence indicible de la guerre civile. Ces imperfections matérialisent des stigmates imaginaires de ces lieux au passé douloureux.
4) Un autre thème de ses thèmes de prédilection : le passage du temps, la mort et la décomposition
L’intérêt de longue date de Sally Mann pour les thèmes de la mort, du temps et de la décomposition est plus présent dans certaines séries tel le livre de photographies What Remains (Bullfinch Press, 2003).
Elle a construit là une étude en cinq parties sur la mort qui va des images de la dépouille pourrissante de son lévrier adoré aux photographies de cadavres en prises au département d’anthropologie de l’ Université du Tennessee qui étudie la décomposition du corps humain.
En 2003, Sally Mann a commencé à documenter les effets de la dystrophie musculaire sur son mari, Larry. Ces photographies ont été réunies plus tard dans la série Proud Flesh (2009). Elle montre des détails du corps blessé et vulnérable d’une manière qui rappelle les études académiques de la forme humaine dans les écoles de dessin avec le grain de la photographie ancienne.
Sally Mann est l’une des photographes les plus célèbres aux U.S.A.. Elle a reçu de nombreux prix dont 3 fois le National Endowment for the Arts, ainsi que la bourse de la Fondation Guggenheim. Elle a été nommée «America’s Best Photographer» par le magazine Time en 2001.
Ses photographies ont été achetées par de grands musées du monde entier. Les nombreux livres de Mann incluent What Remains (2003), Deep South (2005) et les titres Aperture At Twelve (1988), Immediate Family (1992), Still Time (1994), Proud Flesh (2009) et The Flesh And The Spirit (2010).